Le Théâtre du Peuple et le Théâtre du Jorat à l’épreuve du théâtre populaire (par C. Rambaud)

 


Le Théâtre du Peuple et le Théâtre du Jorat

à l’épreuve du théâtre populaire


par Carole Rambaud

Professeure certifiéé en Lettres modernes

et doctorante en Littérature française et comparée


               En 1897, dans le petit village vosgien de Bussang, surgit le Théâtre du Peuple de Maurice Pottecher. Treize ans plus tard, en 1908, c’est le Théâtre du Jorat qui ouvre en Suisse, aux portes de Lausanne, dans la petite bourgade rurale de Mézières, sous l’impulsion de son créateur René Morax. De façon commode, les deux scènes sont affiliées depuis leur création au théâtre populaire par leurs propres fondateurs comme par la réception. Or, la notion de populaire et a fortiori de théâtre populaire présente un manque de fermeté conceptuelle, et par là produit un flou dérangeant. Joël Aguet, spécialiste du théâtre suisse romand, propose une définition tricéphale de ce qu’est le théâtre populaire :

« Un théâtre peut être qualifié de populaire pour au moins trois raisons. Premièrement, parce qu’il représente et met en scène des gens du peuple. Deuxièmement, parce qu’il est fait pour le peuple et vise à obtenir la plus large audience. Troisièmement, parce qu’il implique la participation de la population »[1].

Le Théâtre du Peuple à sa fondation

Le Théâtre du Peuple à sa fondation

 Les scènes de Bussang et de Mézières s’inscrivent-elles réellement dans le cadre  du populaire et si c’est bel et ben le cas, dans quelle mesure ? La question peut sembler bien naïve, tant ces projets semblent ancrés dans une esthétique globale éminemment populaire. Il sera donc d’abord question de cerner les similitudes ancrant ces deux théâtres dans un fonctionnement articulé autour du populaire, en soulignant l’aspect marginal commun aux deux scènes, avant de proposer un rapide panorama du répertoire des deux dramaturges. Enfin, il s’agira d’étudier la place particulière de ces derniers dans le cercle de chacun des théâtres, point sensible s’il en est, car révélateur de certaines failles qu’il nous faudra pointer.


Deux scènes en marge

 

               Ce que partagent de prime abord les Théâtre du Peuple et Théâtre du Jorat sont cette place en marge d’un courant principal du théâtre à l’aube du XIXe siècle. Refusant le vaudeville et les autres formes de théâtre bourgeois qui rencontrent pourtant un grand succès public notamment à Paris, Pottecher et Morax vont former une alternative avec ce qu’ils considèrent comme étant un théâtre commercial. Ainsi Maurice Pottecher écrit-il en 1899 :

Rien d’étonnant à ce que, s’adressant à cette clientèle restreinte, à qui ses habitudes tiennent lieu de plaisir et ses préjugés de traditions, le théâtre tende à devenir de plus en plus un article de commerce, adapté, par des faiseurs habiles au goût et à la mode du jour, au lieu de rester la création vivante, originale et libre de l’esprit, voulant toucher et persuader l’esprit[2].

Le refus du caractère commercial du théâtre parisien bourgeois est donc l’une des raisons qui poussent Pottecher à établir un théâtre populaire. De la même façon René Morax voit dans la création du Théâtre du Jorat l’occasion de proposer un théâtre tout à la fois nouveau, populaire et exigeant comme il le souligne dans un entretien avec son ami et ancien collaborateur Stéphane Audel :

(…) j’ai toujours eu l’intention d’écrire pour le théâtre, parce qu’il semblait que sa place était vide dans la littérature de la Suisse. J’avais commencé par avoir, comme tous les enfants, un théâtre de marionnettes ; et plus tard, comme étudiant, le goût du théâtre s’est développé en moi. Mais il me semblait qu’il était nécessaire d’avoir, pour la réalisation d’un nouvel art en Suisse, une scène indépendante, une scène libre où l’on puisse se manifester à son gré[3].

Intérieur du Théâtre du Jorat

Un autre facteur central est celui de la décentralisation. Maurice Pottecher opte pour son petit village natal, plutôt que pour Épinal, la capitale régionale ou Paris qu’il fréquente pourtant. Il s’agit pour lui de faire entrer l’art théâtral là où ne le trouve pas habituellement et de le rendre compréhensible et appréciable par tous, ce dernier point trouvant notamment sa réalisation dans l’appel à l’amateurisme sur lequel je reviendrai plus tard. Morax procède de même en choisissant un lieu excentré de Lausanne, lieu qui dispose déjà d’une vie théâtrale dynamique bien que traditionnelle. Après avoir infructueusement tenté d’implanter son théâtre dans sa ville natale de Morges, il opte pour la petite commune de Mézières. L’arrivée de scènes de théâtre dans de petits villages ruraux ne doit pourtant pas défigurer l’aspect rustique des lieux. Pour les deux cas, une architecture extérieure rustique, faisant la part belle au bois et rappelant les proportions d’une ferme ou d’une grande grange, est choisie. L’intérieur des salles, quant à lui, permet à tout spectateur de profiter pleinement de ce qui se joue sur scène, reprenant le principe des théâtres grecs antiques. Morax évoque même le théâtre grec d’Épidaure comme modèle :

Épidaure est une merveille, surtout au point de vue acoustique. Cela nous avait donné l’idée d’adopter cette même disposition qui permet au spectateur d’avoir de toutes les places une vue complète de la scène[4].

Une structure similaire avait été choisie pour Bussang dès 1899.


Répertoire : protagonistes et langue dramatique

 

La première condition d’un théâtre populaire formulée par Joël Aguet concernait la représentation et la mise en scène des gens du peuple. Cette condition se trouve respectée par le Théâtre du Peuple ainsi que par le Théâtre du Jorat, du moins à l’époque où les pièces de leurs fondateurs respectifs étaient jouées. Les personnages issus du peuple sont omniprésents dans le répertoire pottecherien aussi bien que moraxien, comme en attestent ces tableaux :

Pottecher – Pièces créées pour le Théâtre du Peuple de Bussang

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Morax – Pièces créées pour le Théâtre du Jorat de Mézières

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Les personnages représentés issus du peuple forment donc la majorité des protagonistes chez Pottecher comme chez Morax (env. 62% chez Pottecher et env. 46% chez Morax). Il n’en reste pas moins que les autres types de protagonistes peuvent eux aussi prétendre au qualificatif de populaire, dans une acception qui n’est pas donnée par Joël Aguet : les personnages légendaires et les personnages historiques (certains cumulant les deux) font partie de l’imaginaire collectif populaire et, à ce titre, sont tout aussi valides que les paysans, bûcherons et autres vignerons qui apparaissent dans la plupart des pièces.

La langue dramatique atteste elle aussi d’une « popularisation » : le vers est utilisé de façon récurrente dans les pièces de Pottecher et Morax, bien qu’il reste minoritaire. Plus intéressant encore, on observe de part et d’autre un effort d’assouplissement du vers si bien qu’il devient méconnaissable à l’oreille même pour le spectateur éduqué le plus attentif. L’exemple le plus frappant de tout notre corpus est sans nul doute celui du Château de Hans de Pottecher datant de 1908 :

Hermann

Est-ce qu’il branle ?

Mathias

                                                                          Encore un coup de hache ou deux

Hermann, frappant

Hang ! Hang !

Mathias

                                             Ça vient !

                                                                          (Au bûcheron.)

                                                                          À nous deux, là ! Tire en mesure.

(marquant le rythme)

Hé, ho ! Hé, ho !

Hermann

                                                                          Voilà qu’il craque : attention !

Écartez-vous bon, sang !

                                                                                                       (L’arbre tombe.)

Mathias, qui s’est mis de côté d’un bon avec l’autre bûcheron, criant :

                                                                          Va bien !

(Se rapprochant et examinant l’arbre.)

                                                                                         C’est une pièce.

 

Cet extrait est issu de l’ouverture de la pièce, il s’agit donc des tout premiers vers. L’éclatement est manifeste, allant jusqu’à répartir inégalement le vers sur trois répliques ou jusqu’à compter métriquement les successions d’onomatopées.

Chaque élément constitutif des pièces est un enjeu de l’esthétique populaire, qu’il s’agisse de la nature même des personnages ou de la langue employée. Bien évidemment, le répertoire présente une richesse de preuves de cette esthétique populaire très importante, et nous n’avons pu ici qu’en présenter une portion particulièrement congrue.

 


 

Place et aura des fondateurs

 

Maurice Pottecher (1895)

Maurice Pottecher (1895)

               Dans ces projets apparemment si semblables de scènes populaires, quelle est la place de leurs fondateurs ? C’est ce point qui semble le plus en décalage avec le souci d’une esthétique populaire globale. À Bussang, la figure tutélaire reste Maurice Pottecher, jeune bourgeois lettré, le créateur du Théâtre du Peuple, celui que les villageois vont jusqu’à appeler « Le Padre ». Son épouse, Georgette Camée, issue de la scène symboliste est quant à elle surnommée « Tante Camm’ ». Si ces sobriquets renvoient à l’idée d’une famille, il n’en reste pas moins qu’elle établit une hiérarchie entre une élite sociale et culturelle d’une part et les simples villageois bussenets d’autre part. Le Théâtre du Peuple est avant toute chose le Théâtre de Maurice Pottecher, ce que présageait déjà la préface de sa première pièce Le Diable marchand de goutte dans laquelle Pottecher se présentait comme l’homme de théâtre absolu :

Comme nous, en ne craignant pas de s’improviser acteur régisseur, architecte, peintre… et même terrassier, il finira par découvrir une solution convenable à des problèmes de construction, de décoration, d’acoustique et d’économie pratique qui nous avaient d’abord troublé. Il groupera à son appel des gens de bonne volonté – il s’en trouve partout – qui n’attendent qu’une parole convaincue pour se laisser convaincre et se mettre à l’action. Il s’assurera un concours matériel et moral chez ceux qu’il aura su persuader de l’utilité ou de la beauté de son œuvre.

Cette place particulière trouve sa dernière concrétisation dans le choix des époux Pottecher d’être enterrés dans le jardin du théâtre. On relève donc une ambiguïté voire une contradiction entre les velléités universalistes, fraternelles de Maurice Pottecher et sa réalisation fortement pyramidale qui le place en figure de proue, plongeant le peuple dans l’anonymat de la foule.

Du côté de Morax, un constat similaire s’établit : on retrouve cette double tension contradictoire entre le souhait d’un théâtre fédérateur de qualité et l’ascendant bourgeois de son créateur. Avant de donner naissance au Théâtre du Jorat, Morax a créé des spectacles pour des fêtes populaires et notamment pour la Fête des Vignerons de Vevey en 1905. Cette implication dans la culture populaire témoigne bien de l’attachement premier de Morax à un art populaire, la formule étant prononcée par le dramaturge dans ses entretiens avec Stéphane Audel en 1963 : « (…) j’ai saisi avec joie cette occasion de faire une première tentative d’art populaire ».

               Or, dans ce même entretien Morax avoue que le premier motif de faire jouer des amateurs au Jorat ne relève pas uniquement de l’esthétique populaire, mais bien de contraintes financières :

« La première raison est économique. (…) Nous avons toujours eu des subsides extrêmement restreints, des budgets très serrés. Il fallait faire quelque fois son poing dans sa poche ; il fallait prendre les forces que nous avions sous la main, n’est-ce pas ?[7] »

Ainsi, il faut se garder de toute idéalisation au regard du projet d’art populaire qui anime les deux expériences. Certes, il s’agit bel et bien d’un parti pris artistique voire idéologique, mais ce choix n’est pas sans présenter de considérable avantages économiques. Le lancement des deux théâtres a été difficile, et notamment pour Morax, qui ne disposait pas de l’appui d’un industriel membre de sa famille comme Pottecher. La question de l’amateurisme et de la gratuité de leur activité ne constituait pas, pour le dramaturge vaudois, un détail minime.

               Au-delà des pures considérations économiques et esthétiques, on note chez Morax la même tentation paternaliste notée plus haut chez le couple Pottecher. René Morax, issu de la bourgeoisie morgienne, revendique son statut d’initiateur, de créateur, voire de chef, aidé par son second. Là où Tante Camm’ assumait ce rôle auprès de son époux, Jean Morax va épauler son frère. Peintre, il va pour lui créer les décors et les costumes de la grande majorité de ses pièces. On ne peut s’empêcher de noter que, dans chaque cas, il s’agit d’un duo issue de la classe bourgeoise, éduqué, fréquentant ou ayant fréquenté les cercles artistiques de leur temps, qui mènent la danse de ces théâtres « populaires ». Paradoxe que l’on peine à éclairer si l’on reste dans une vision absolutiste de cet adjectif qu’est populaire. Imaginant le peuple comme foule[8], le quidam conçoit spontanément le théâtre populaire comme théâtre communautaire[9] induisant forcément une création participative, à mille mains, pour donner vie à un art issu des entrailles de l’humanité, sans distinction de classe ou de sexe. Or, le théâtre de Bussang et de Mézières se comprend comme populaire dans sa réalisation festive, en tant qu’évènement fédérateur et non pas comme création universelle et anonyme.

              À ce titre, les deux scènes correspondent bien aux trois prérogatives énoncées par Aguet au début de ces lignes, si l’on veut bien accepter que la participation du peuple intervient davantage dans la construction matérielle et la présence physique, que dans l’élaboration artistique. Cependant, il ne faut pas oublier que l’art théâtral présente un enjeu double, dans l’écriture, l’élaboration littéraire, mais (surtout ?) dans le jeu scénique. C’est ce double statut qui permet aux acteurs amateurs d’entrer dans la création : par leur jeu, il s’approprie un art par ailleurs monopolisé et gardé par le fondateur du théâtre et les siens. Aussi, Le Théâtre du Peuple et le Théâtre du Jorat méritent-ils leur étiquette de théâtre populaire, sans pour autant qu’il faille les penser comme des théâtres absolument participatifs laissant toute latitude aux paysans vosgiens et vaudois.

Il faut cependant prendre garde à ne pas juger trop vite ces projets à l’aune de notre modernité déformante : en leur temps, ils ont constitué de formidables expériences novatrices qui ont marqué durablement le monde du théâtre, et dont Jean Vilar, créateur du Festival d’Avignon, ou les TNP de France ne renient pas l’héritage.

Scène de Bussang avec fond amovible

Scène de Bussang avec fond amovible


 

[1] « Évolution du théâtre populaire et du théâtre amateur en Suisse romande ces vingt-cinq dernières années » in Cahiers de l’Alliance culturelle romande, n°34, octobre 1987, p. 114.

[2] Pottecher, Maurice, Le Théâtre du Peuple – Renaissance et destinée du théâtre populaire, Paris, Ollendorf, 1899, p. 227-228.

[3] Audel, Stéphane (souvenirs recueillis par), Le Théâtre du Jorat et René Morax, Lausanne, éditions Rencontre, 1963, p. 13.

[4] Ibid., p. 24.

[5] Pottecher, Maurice, préface du Diable Marchand de Goutte, Paris, Geisler éditeur, 1895, p. VI.

[6] Audel, Stéphane (souvenirs recueillis par), Le Théâtre du Jorat et René Morax, Lausanne, éditions Rencontre, 1963, p. 13.

[7] Ibid., p. 16.

[8] A l’instar de ce que fera, plus précisément et dans une perspective artistique ferme, Firmin Gémier dans la gestion du Théâtre National Populaire (TNP) de Paris en 1920.

[9] Ce qu’il est, la communauté se construisant autour des créateurs et de leurs seconds.

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